| Le souci de la minceur semble n’épargner personne. Et il fait 
	endurer à notre corps une véritable éthique de la restriction.
 
 Nul n’y échappe. Des couvertures de magazines féminins aux affiches 
	publicitaires en passant par les recommandations diététiques diffusées à la 
	télévision, l’incitation au régime et à la restriction alimentaire contribue 
	chaque jour davantage à asseoir le culte de la minceur comme l’idéal 
	esthétique de la société contemporaine.
 
 La beauté se confond désormais avec l’image d’un corps svelte, longiligne, 
	dépourvu d’adiposité, dissociant de plus en plus norme sociale et norme 
	médicale. En effet, les représentations sociales du corps, principalement 
	féminin, se sont désolidarisées des critères médicaux à tel point 
	qu’il est courant aujourd’hui de ne se référer qu’à l’échelle sociale, 
	tout en étant conscient qu’elles ne correspondent pas.
 
 En témoigne une étude menée auprès de 140 étudiantes de Sciences Po 
	âgées de 18 à 25 ans, consistant à soumettre à ces jeunes filles la photo 
	d’un mannequin anorexique, qui montrait que plus de 39 % d’entre elles ne la 
	trouvaient pas maigre, 18 % avouant même le souhait de lui 
	ressembler. L’échelle de mesure médicale, appelée indice de masse corporelle 
	(IMC), n’a dès lors plus aucune influence sur la représentation de leur 
	propre corps. Cette dernière semble même souffrir d’un décalage qualitatif 
	qui fait passer la maigreur au sens médical pour de la minceur, la minceur 
	médicale pour la normalité pour enfin arriver, le serpent se mordant la 
	queue, à la constatation paradoxale que l’intervalle « normal » dans 
	l’échelle IMC signifie socialement que le corps est déjà trop gros.
 
 La dys-morpho-pondero-phobie
 Bien qu’il demeure toujours une tension réelle entre les idéaux d’une 
	société et les comportements individuels qui leur résistent, l’obsession de 
	la minceur conditionne la majorité des comportements alimentaires jalonnés 
	par les régimes à répétition, par une pratique de l’exercice physique et le 
	contrôle du nombre de calories ingurgitées. Cependant, littéralement 
	« idéal », la minceur n’est le plus souvent qu’un fantasme porté par des 
	individus qui, bien qu’enviant les corps minces des publicités, n’iraient 
	pas jusqu’à modifier radicalement leurs habitudes alimentaires par un 
	régime trop contraignant. Le rêve d’un corps mince atteint de plus en 
	plus de monde, mais son influence n’est heureusement pas assez forte pour 
	contrôler jusqu’à la moindre envie.
 
 Alors que l’obésité, pendant inverse d’un rapport névrosé à 
	l’alimentation, touche aujourd’hui 20 % de la population mondiale (source : 
	« World Disasters Report 2011 - Focus on hunger and malnutrition »), le 
	phénomène du culte de la minceur, aussi appelé 
	« dys-morpho-pondéro-phobie », fait de l’injonction à la minceur un 
	véritable management du corps. Rien ne doit dépasser ou déborder. Le corps, 
	bien dressé, doit savoir se tenir tout seul avec le strict minimum. 
	Néanmoins, il est utile de constater que c’est précisément dans une société 
	d’abondance que le modèle esthétique prôné est celui du manque et de 
	la privation. C’est à la base de ce paradoxe qu’il faut tenter de comprendre 
	l’origine historique de ce phénomène.
 
 La minceur comme distinction sociale
 Des sociologues tels que Pierre Bourdieu et Luc Boltanski se sont 
	attachés à lier les raisons du culte moderne de la minceur à l’abondance 
	alimentaire qui caractérise notre époque. En effet, si à partir de la 
	Renaissance, le gras était positivement connoté, incarnant la richesse et la 
	santé, c’est qu’il correspondait à une période de manque que menaçait la 
	famine. Être gros, c’est-à-dire contenir en soi un stock nécessaire à sa 
	survie, était alors le signe d’un privilège social.
 
 Mais à partir du xxe siècle, l’industrialisation et le progrès technologique 
	ont fait disparaître le problème du manque pour laisser la place à son 
	pendant inverse : la surconsommation. Dès lors, dans une société de 
	pléthore où la nourriture est accessible à tous, il n’y a plus de sens à se 
	distinguer par son embonpoint. Au contraire, c’est par la minceur désormais 
	que les classes supérieures vont vouloir se démarquer du corps gras devenu 
	« vulgaire », celui de l’ouvrier, du corps productif « bien nourri ».
 
 La minceur devient le symbole de l’élégance. Elle « épure » les corps, se 
	manifestant par des silhouettes éthérées, plus proche symboliquement d’un 
	mode de vie intellectuel que manuel. Elle prend la forme d’un devoir moral. 
	Être gros, c’est se « laisser aller », se « négliger » à l’heure où 
	les valeurs de la modernité louent la performance individuelle, le contrôle 
	de soi, le dynamisme. D’un point de vue marxiste, on pourrait alors affirmer 
	que la modification de l’infrastructure alimentaire a entraîné la 
	modification de la superstructure, c’est-à-dire des représentations de la 
	norme esthétique. Pour autant, si cette interprétation est appliquée aux 
	deux sexes, il n’en demeure pas moins que ce sont les femmes, dont les 
	mensurations ne cessent de s’affiner depuis un siècle, qui sont le plus 
	exposées à ce phénomène (encadré ci-dessous). En effet, si les hommes sont 
	concernés par la recherche de la minceur – depuis les années 1980 où ils 
	étaient 24 %, les hommes sont aujourd’hui 54 % à se trouver trop gros –, la 
	pression exercée sur eux est considérablement moins forte. Même si l’image 
	du « glouton » hante l’apparition de la moindre bedaine, il existe 
	beaucoup de dérogations liées à un statut social particulier qui excusent à 
	l’homme ses écarts alimentaires, comme chez l’homme politique, le 
	cuisinier ou certains athlètes.
 
 La minceur des femmes : entre émancipation et dépendance
 Longtemps valorisée, la rotondité du corps féminin a toujours été liée à 
	l’idée de fécondité. L’engouement historique pour les femmes rondes 
	aurait ainsi une origine purement physiologique. Doté naturellement de deux 
	fois plus de masse grasse que les hommes à partir de l’adolescence, le corps 
	des femmes se développe en vue d’une reproduction. D’ailleurs, un régime 
	trop drastique peut provoquer chez elles un arrêt des règles, entravant le 
	cycle de reproduction. La quête d’un corps mince vient ainsi à l’encontre de 
	cette image du corps de la femme voué à la reproduction de l’espèce. D’après 
	le sociologue Gilles Lipovetsky, la spécificité du rapport femme/minceur est 
	à comprendre à partir du mouvement d’émancipation des femmes au xxe siècle. 
	Droit de vote, droit à l’avortement et à la contraception, la libération 
	sociale de la femme occidentale s’est accompagnée d’une nouvelle 
	redéfinition de la féminité, désormais libérée aussi des rondeurs assimilées 
	à la maternité. Les femmes ne sont plus obligées de choisir ni d’être mère 
	ni de le symboliser. À l’inverse, l’image d’un corps mince devient chez la 
	femme symbole de contrôle et de dynamisme.
 
 Elle devient un sujet actif, plus producteur que reproducteur. C’est ici le 
	fruit d’un individualisme expressif de femmes ayant gagné en responsabilité 
	et en implication dans la vie sociale. Mais dans le même temps, cette 
	libération des femmes s’accompagne paradoxalement d’un renforcement de la 
	norme esthétique qui s’impose plus insidieusement en s’intériorisant comme 
	une contrainte immatérielle et non moins aliénante. Devenue la cible d’un 
	nouvel idéal féminin, la femme moderne est en proie à un activisme 
	esthétique de la presse qui l’incite de manière de plus en plus acharnée à 
	maigrir et à correspondre aux critères dominants. Le chercheur Bruno Remaury 
	rappelle ainsi que la plasticité du corps féminin a toujours historiquement 
	été modelée en fonction des préoccupations et des désirs des hommes dans une 
	volonté de le domestiquer.
 
 
 Traducciones:
 Souci=preocupación
 n’épargner = salvar (ahorrar)
 Endurer = soportar (hacer soportar)
 Nul n’y échappe = nadie se escapa
 le culte de la minceur  = el culto a la delgadez
 désolidarisées des critères médicaux =  desligadas de criterios médicos
 l’échelle sociale = escala social
 En témoigne  = como atestigua (evidencia)
 avouant même le souhait = confesando incluso el deseo
 n’a dès lors plus aucune influence = no tiene desde entonces ninguna 
	influencia
 le serpent se mordant la queue = la serpiente que se muerde la cola (bucle 
	vicioso)
 nombre de calories ingurgitées = número de calorías ingeridas
 régime trop contraignant. = régimen demasiado forzado
 rapport névrosé = armonía (entendimiento) neurótica
 doit savoir se tenir tout seul avec le strict minimum = debe saber 
	mantenerse con lo mínimo
 modèle esthétique prôné =  modelo estético ensalzado (propuesto)
 attachés à lier les raisons = comprometidos a hallar las razones
 la surconsommation = sobreconsumo (consumo por encima de la media)
 c’est se « laisser aller », se « négliger » = dejarse ir, ser negligente 
	(con el cuerpo)
 hante l’apparition de la moindre bedaine = persigue la aparición de la 
	mínima barriga (panza, vientre)
 ses écarts alimentaires = desvíos (lujos) alimentarios
 L’engouement historique = la admiración histórica
 la cible d’un nouvel idéal féminin = el ideal de un nuevo ideal femenino
 est en proie à un activisme esthétique de la presse = es presa de un 
	activimos estético de la prensa
 l’incite de manière de plus en plus acharnée à 
	maigrir = la incita de manera más y más agresiva a adelgazar
 
 Fuente: 
	
	http://www.scienceshumaines.com/maigrir-pourquoi-une-telle-obsession_fr_30992.html
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